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L'informatique libère l'humain

1. Du Big Bang à l'Hypermonde.


Homo politicus, Homo civis

Développements ultérieurs sur la décision.

Dès l'origine, l'homme est animal politique et, au fil des siècles, le monde politique, comme toutes les autres entités, s'extériorise, se digitalise, prend son autonomie. La politique, comme son nom l'indique, naît avec la cité, c'est-à-dire la matérialisation, dans le sol et dans la lourdeur des constructions matérielles.

La ville (polis veut dire ville, en grec) aurait pu être une réalité totalement englobante, totalitaire. L'étaient peut-être les cités babyloniennes ou égyptiennes, où le peuple ne pouvait créer le pendant de la citoyenneté, c'est-à-dire la démocratie.

La cité, comme tous les artefacts construits par l’homme, augmente son autonomie en se divisant, se complexifiant. Son organisation physique se fait de plus en plus volontariste avec le développement de la ville, de sa voirie, de son urbanisme. Le plus important se passe dans l'organisation politique proprement dite, qui ne peut progresser qu’en s’allégeant, en limitant son domaine propre, de même que la philosophie et la métaphysique ne peuvent progresser qu’en laissant les sciences dures, puis les sciences molles, se libérer du domaine spécifiquement métaphysique.

Cela ne va pas sans mal. Le retour des totalitarismes ne cesse jamais de menacer. Mais, au fil des millénaires, la digitalisation de la vie collective se poursuit.

Le politique poursuit l’unification du monde par les empires, autoritaires et totalitaires, mais plus ou moins tolérants suivant les lieux et les temps. Le césaro-papisme de Byzance, de Charlemagne, du Saint Empire romain germanique, représentent les principaux efforts (occidentaux) d’unification globale de tous les pouvoirs, avant Napoléon, Hitler et Staline...

Cette fusion "organique" est  inacceptable et inefficace dès qu’on dépasse les limites étroites de la famille, élargie à la tribu.

On espère toujours que l'Esprit, en l'occurrence l'homme gratifié d'un supplément d'âme, va faire la synthèse de l'égoïsme et de l'altruisme. Mais, en pratique, le cerveau humain a ses limites et, le voudrait-il, aucun d'entre nous ne peut accéder à un tel niveau de maîtrise de lui-même et des autres à la fois, ne serait-ce que pour des raisons pratiques. Dès que le groupe devient grand, le nombre de décisions à prendre augmente au moins proportionnellement, sinon exponentiellement. Et une seule personne ne peut avoir le temps de bien décider pour tous. Il faut répartir le travail, les rôles.

Certes, on peut figer, bloquer le groupe. Le dictateur peut maintenir son pouvoir par la peur, la contrainte, interdire le développement de la pensée comme de l'action, prohiber, a fortiori, l'innovation. Cela peut durer mille ans, comme à Byzance, puis dans le monde musulman qui la vainquit, et qui l'avait mérité par plusieurs siècles de dynamique intellectuelle et technique.

L'ancien régime (Louis XV pour la mitrailleuse) , Napoléon (pour le sous-marin), l'Angleterre (pour les machines textiles, avant la révolution industrielle du XVIIIe siècle) refusent un temps le progrès technique pour protéger l'emploi ou d'autres intérêts, ou parce qu'ils ne croient pas à son efficacité. Mais, finalement, partout, le développement finit par l'emporter. Et, politiquement, les libertés individuelles trouvent leur synthèse dans l'Etat, non plus par un supplément d'âme ou une miraculeuse harmonisation des intérêts individuels avec l'intérêt général, mais par les machines du marché et de la démocratie.

La démocratie, c'est Montesquieu qui en rédige d'abord la doctrine, après les Grecs, les Vénitiens, les Anglais... qui en ont donné les premiers modèles.

Autonomie de l'individu

Et d’abord, c’est la liberté, avant tout, les droits de l’homme, comme individu. A chacun de savoir de ce qui est bon pour lui. rien ne  lui  est  supérieur,  dans  sa  sphère  transcendante.  En posant le principe du salut éternel dans l’éternité, le christianisme affirme déjà cette valeur singulière et irréductible. Mais le catholicisme n’en tire pas toute la logique politique. Le protestantisme va plus loin. La laïcité va jusqu'au bout du principe. A chacun de savoir ce qui est bon pour lui-même, tant qu’il ne porte pas atteinte à la liberté des autres, liberté positive de savoir, d’agir, d’aimer, de jouir, liberté négative de ne pas être emprisonné, torturé, tué, privé de ses biens.

L’humanité éclate. Chacun est rendu à lui-même, en même temps que la Nation et demain l’Humanité trouve son unité dans cette reconnaissance même de l’individu. Désormais, il n’y a plus d’unification possible « à bas niveau », c’est-à-dire par la contrainte. L’unification se fait par des niveaux de plus en plus élevés, de plus en plus volontaires. On va parfois trop loin. La Révolution française interdit les associations, supprime presque la famille. Cette digitalisation extrême est corrigée par la suite, mais le principe est posé. L’Amérique, qui la réalise un peu avant la France et avec son aide, s’y installe plus vite, plus définitivement, alors que l’Europe se déchire 150 ans avant de parvenir à se faire.

Les machines du droit

Cette machine progresse, comme toutes les autres, par digi-talisation, montée de complexité, dématérialisation, autonomie. La montée en complexité va de soi. La tendance ne date pas d’aujourd’hui. Déjà les simples « dix commandements » donnés par Dieu à Moïse sur le mont Sinaï s’allongent dans la Bible d’inter-minables prescriptions juridico-religieuses. Colère de Jésus contre ces complications, contre le pouvoir excessif des corporations qui en sont les maîtresses. Et saint Paul : « La loi tue et l’esprit vivifie ».

Il en va de même pour nous. Le droit se décompose en grands domaines: civil, pénal, constitutionnel, fiscal, international... Chaque année les Parlements votent des lois, les ministres signent des décrets, les tribunaux fabriquent de la jurisprudence, sans parler des arrêtés municipaux, des normes industrielles, des conventions collectives  professionnelles,  des  statuts et  règlements intérieurs de toutes les personnes morales, des codes de déontologie...Le papier finit par coûter trop cher. Il s’avère même de plus en plus insuffisant face au gonflement des lois et de la jurisprudence. L’informatique prend le relais. Le microfilm joue un rôle pendant un quart de siècle (Collection du Journal Officiel sur microfiches, lancé dans les années 70, supplanté par Internet à la fin des années 90). Après, il faut recourir au CD-ROM, aux banques de données puis à Internet, avec ses coûts réduits et les souplesses de l’hypertexte.

Pour s’y retrouver, il faut organiser le contenu des lois en grands « codes ». Par cette formalisation, le droit s’abstrait, se libère  de la succession des délibérations législatives et de la diversité des sources pour proposer l'ensemble du droit, dans un domaine déterminé, sous une forme logique et cohérente. Napoléon donne l’exemple pour le code civil. De nos jours, le relais est pris par les grands éditeurs en matière fiscale et sociale.

Mais cela ne fait que repousser le problème. La matière s’est faite tellement abondante que la recherche automatique des textes per-tinents laisse le particulier, le juge et le législateur devant une marée documentaire trop élevée. Malgré les limites des systèmes experts et autres outils auto-matiques, nous n’aurons bientôt plus d’autre choix que de donner à la machine le rôle d’organe du droit et de préparation, sinon plus, des décisions parlementaires et judiciaires. On peut se demander si l’image, fixe ou animée, ne relaiera pas le texte. Mais le droit reste fondamentalement  textuel.

Par ailleurs, une bonne partie du droit s’applique en fait, dès aujourd'hui,  à des machines, règle des litiges entre automates. Nous le voyons au sein des outils d'administration de réseau et de systèmes informatiques, qui font régner l’ordre entre les grands serveurs de nos administrations et de nos entreprises. Et les quelques pilotes humains qui restent dans les centres de contrôle font-ils autre chose que d’entériner la décision des machines et de venir à leur aide quand, et seulement quand, et de plus en plus rarement, les automates ne parviennent pas à se tirer de leurs contradictions ?

Autonomie des structures politiques

Non seulement la construction d’un état démocratique, d’un Etat de droit est complexe, mais elle exige une digitalisation progressive par la séparation toujours plus fine des pouvoirs. Déjà le politique n’avait pu se fonder qu’en se séparant du religieux, et jamais totalement. Aujourd’hui encore, les présidents américains prêtent serment sur la Bible!

Au sein du politique, une phase majeure de progrès est atteinte avec la démocratie, dont une des caractéristiques est de séparer les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. Et de renoncer à la décision unique d’un monarque pour s’en remettre au comptage électoral des citoyens. Mais les échelons politiques (l’Etat et les autres instances de décision, notamment les collectivités locales et, aujourd'hui, les institutions internationales) augmentent aussi leur complexité, le nombre et la finesse de leurs décisions. Le flux déci-sionnel politique s’accroît toujours et, par là, sa capacité d’action et d’intervention, même si l’immensité et la variété des problèmes à résoudre laisse aux politiciens comme aux citoyens un fort sentiment d’impuissance. Il ne peut y avoir de fin de l’Histoire, tant qu’il n’y a pas épuisement des ressources potentielles de complexité. Et nous n’en sommes pas là.

Le droit, l’Etat de droit, affirme aussi son autonomie en devenant une valeur en soi, qui n’a pas besoin d’autre justification et qui mérite qu’on meure pour lui. Le poilu de 1914-18  sait qu’il fait « la guerre du droit », comme le résistant de 39-40 et les militants d’Amnesty International. En matière politique, il n’y a pas besoin de valeurs supérieures aux Droits de l’Homme. Mais on n’en finit pas de mieux comprendre, d’affiner ces droits et les devoirs qui en sont la contrepartie.

L’éclatement ne s’arrête pas aux trois grands pouvoirs. D’autres autorités affirment, et obtiennent, la reconnaissance de leur impres-criptible autonomie: presse, médecine, sacerdoce même comme conseiller   des   consciences individuelles. Cette division de la capacité décisionnelle, tant entre les grands pouvoirs qu’entre les électeurs, n’est pas facile à accepter par la raison. Il semble bien plus efficace et rationnel de concentrer les forces au service de la meilleure solution, déterminée par le meilleur  de la nation et non par le plus grand nombre. Pourtant le  progrès de la raison, des lumières, passe ainsi par cet éclatement radical ; digitalisation choquante, renoncement par tous et par chacun, à commencer par le Prince lui-même, à son pouvoir, à ses libertés individuelles fondamentales, à sa souveraineté « de droit divin », au profit de la constitution, de la machine démocratique. Le droit est l'externalisation des pratiques comme des valeurs les plus hautes de la sphère politique. Mais un autre pouvoir revendique son autonomie : l’économique.

Homo œconomicus

La révolution française ne se contente pas d’organiser en les sépa-rant les trois pouvoirs politiques. Elle donne aussi toute leur place aux marchands, à la sphère économique. On a même pu dire que la prise de pouvoir par les "bourgeois" était l'essentiel de 1789, au terme d'une évolution amorcée dès la Renaissance et qui s'était mise en place pacifiquement dans les pays du pragmatisme anglo-saxon.

Tolérer, et même encourager, le marchand c'est institutionnaliser, en bloc, un grand nombre de coupures par rapport à la rationalité globalisante d'une monarchie et même d'une république, quand les citoyens remettent l'essentiel de leur pouvoir économique à leurs représentants politiques, par exemple en phase de crise, comme pendant le new-deal américain.

Du produit au service

La première coupure est celle du produit, opposée au "service". Ce dernier crée par nature une relation de dépendance entre le pres-tataire et son client. Dans une économie marchande, elle se trouve équilibrée, mais non supprimée, par l'obligation de payer faite au client. Le produit, au contraire, affirme son autonomie par sa matérialité. Il ne porte pas d'obligations par lui-même. Son transfert par la vente laisse vendeur et acheteur aussi libres qu'auparavant.

La relation primale, organique et analogique, est celle du service, au sein de la famille, de la tribu, de la "villa" romaine. Le produit vient après, comme matérialisation et externalisation de l'échange économique. La montée actuelle des services informatiques, source de valeur ajoutée plus sûre que la vente des machines elles-mêmes, peut donc s'interpréter comme une régression, comme un retour à la féodalité. On le voit d'ailleurs avec l'importance donnée aux marques, aux certifications et autres partenariats officialisés, qui ramènent au deuxième plan l'analyse objective des comparaisons entre produits. Mais cette régresssion peut conduire à une forme plus avancée encore de relation que les produits et services tradi-tionnels, avec le progrès du packaging des services, les contrats avec "engagement de résultats"... qui sont une nouvelle forme de digitalisation, plus profonde et plus intéressante que la première matérialisation, où le marché était essentiellement celui des marchandises. La deuxième coupure sépare l'acheteur et le vendeur.

L'autonomie du consommateur et du producteur

En démocratie, le consommateur a le droit d'acheter ce qu'il veut, à qui il veut. Le producteur produit ce qu'il veut et le vend à qui il veut. L'un et l'autre ont le droit de ne rien acheter et de ne rien produire, sans se préoccuper de l'intérêt général, qui sort du domaine du droit marchand pour entrer dans celui de l'éthique et des devoirs de l'Etat pour soutenir l'égalité, notamment le minimum admis pour les plus faibles.

L'économie classique fait un devoir aux acteurs économiques de pratiquer cet égoïsme sacré. Ils ne doivent suivre que leur intérêt, et laisser à "la main invisible" le soin de réguler les marchés. Cela ne supprime pas tous les devoirs pour autant. Un vrai capitaliste, un vrai bourgeois se fait un devoir non seulement de conserver mais de multiplier son patrimoine. Il vit sobrement, pour ne pas dire tristement, dans l'accomplissement d'un devoir qui semble privilège à ceux qui le regardent, mais que lui-même considère comme une responsabilité. Le bourgeois a repris la charge du seigneur : noblesse  oblige.  Ainsi,  la  montée  même  de  la machine, de cette extraordinaire machine à la fois matérielle et immatérielle qu'est le capital, cette montée et sa volontaire absence d’unification interdit à l'espèce humaine de s'unifier, même dans la décision. L'unité n'est plus que dans la décision fondamentale et commune d'un contrat social, dans l'acceptation commune de règles et de processus, en mettant volontairement de côté, dans cette phase constitutive, les particularités et les intérêts à court et long terme de chacun.

Le marché est le lieu par excellence d'expression de ces méca-nismes. La force publique n'est là que pour en assurer le fonction-nement régulier, honnête. Les acteurs coopèrent, comme les citoyens coopèrent pour faire fonctionner la cité. Mais ils partagent la même conviction de se devoir tout entiers aux jeux de la compétition, de même qu'un sportif n'a pas à faire de sentiment pour son adversaire, jusqu'au coup de sifflet ou de gong et à l'embrassade finale.

La coopération des marchands porte sur des moyens matériels, mais aussi sur les règles d'une mécanique, d'un fonctionnement, d'un formalisme qui doit rester au-dessus de tout soupçon, de toute manipulation, de tout déséquilibre même :  aucun des acteurs ne doit devenir assez dominant pour empêcher le fonctionnement des régulations.

Certains acteurs trichent ou tentent de détourner les mécanismes à leur profit, d'où les fréquents appels à la puissance publique de ceux-là mêmes qui ont revendiqué son retrait du système.

Le marché, réalité immatérielle, complexe, formalisée, vient donc ajouter encore une autre machine digitale à celles que l'homo faber, l'homo sapiens et l'homo politicus avaient élaborées. Le marché et le capital plus encore affirment leur valeur en soi. La capitalisation boursière d'une firme, le total de la capitalisation boursière d'une place, d'un pays, ces facteurs a priori totalement artificiels et volatils, deviennent des valeurs fondamentales.

Ainsi le marché et le marchand, traités au départ comme des excroissances,   des  parasites  de  la  relation  entre  producteurs  et consommateurs, affirment leur autonomie aussi bien que leur place centrale dans tout le secteur économique. Les acteurs, que ce soient les consommateurs ou les producteurs, ont beau pester contre ses biais et surtout le coût qu'il fait peser sur l'économie, peu importe.

La monnaie

Au sein même du système économique, on peut en dire autant de la monnaie. Réalité immatérielle de nos jours, où métal et papier jouent un rôle de plus en plus secondaire, la monnaie aussi affirme son autonomie. Elle est le marché fondamental, déconnecté des valeurs réelles, avec des mouvements quotidiens qui représentent des dizaines, sinon des milliers, de fois les mouvements commerciaux. Les bulles se gonflent, explosent, mais la machine continue à percoler. Et c'est par la régulation des paramètres fonda-mentaux de cette bulle (masse monétaire, taux) que le pouvoir politique assure le fonctionnement régulier de l'économie à travers les organismes que sont les banques ou les organismes financiers centraux, et qui sont à la fois des instances politiques et des pou-voirs qui ne doivent rendre des comptes qu'à eux mêmes, s'ils veulent vraiment jouer leur rôle. La montée de la monnaie comme réalité autonome est une des formes les plus mystérieuses, impres-sionnantes et importantes pratiquement, de la montée des artefacts créés par l'homme.

La monnaie est bien digitale. Elle a toujours un plus petit commun diviseur (le centième, souvent, de l'unité de base). Elle n'a jamais employé la numération binaire. En revanche elle a souvent employé des bases 12 (le schilling anglais) et 20 (un franc, c'est vingt sous).

Elle se dématérialise peu à peu, depuis les coquillages ou les objets symboliques des premières époques jusqu'aux purs mouvements électroniques de la monnaie moderne, en passant par les métaux précieux puis le papier. Elle progresse en complexité, par la variété de ses formes, des monnaies nationales (sur ce point, nous serions plutôt dans une phase de réduction), de ses modes de représentation,   des types d'opérations que l'on peut effectuer sur elle. On pourrait même plaider pour une "monnaie complexe" (au sens des "nombres complexes, c'est-à-dire multi-dimensionnelle), pour prendre en compte les volets sociaux et écologiques de la vie économique.

Enfin, elle a très tôt manifesté une autonomie particulière par rapport aux politiques et à l'économie, qui n'a fait que se renforcer au fil des siècles, puisqu'un des dogmes de l'économie libérale contemporaine est que les directeurs des banques centrales doivent disposer d'une totale liberté d'action.

Chez certains humains, cette autonomie de la monnaie conduit à une fascination bien connue des romanciers et des moralistes, fascination condamnée par les esprits religieux, surtout dans le monde catholique.

Peut-on dire que la monnaie est une incarnation particulière de l'âme digitale ? Les moralistes trouveront le rapprochement odieux. Pourtant, la monnaie, si l'on ne cède pas à ses fascinations, incarne une forme particulière mais extrême de liberté : on peut acheter n'importe quoi avec elle, du moins tout ce qui se trouve sur les marchés. Au-delà, elle bute sur des valeurs morales ou senti-mentales, mais qui doivent toujours être défendues, aujourd'hui comme hier, par ceux qui refusent d'admettre que "tout peut s'acheter".  Au sein des systèmes, la monnaie représente une sorte de réserve libre, et il serait intéressant de faire ici une étude systémique de la comptabilité ainsi que des formalisations que nous proposerons dans la deuxième partie de l'ouvrage.

On n'en finirait plus de recenser tous ces pouvoirs qui revendiquent leur autonomie souveraine par rapport à tous les autres, qu'il s'agisse des journalistes, des artistes... Le monde va-t-il éclater à force de séparations, de dématérialisation, de digitalisation ou au contraire prendre en masse, cristalliser, avec une telle solidité et une telle autonomie qu'il nous exclut de ses mécanismes puissants et rapides ? Dans l'intérêt même des êtres humains, la machine n'est-elle pas en train de nous éloigner des centres vitaux de décision ?

Post-homo ou hyper-homo ?

Trop complexes pour nos cerveaux, trop immatérielles et trop fines pour nos sens, trop rapides pour nos réflexes, les technologies sont d'autant plus près de nous exclure qu'elles s'unissent entre elles de plus en plus profondément, et que nous sommes désespérément trop grossiers pour nous insérer efficacement, ou simplement discrètement, dans leurs toiles.

L'unification des systèmes d'information :  convergence ou fermeture ?

La convergence des nouvelles technologies de l'information, constamment notée par les bons observateurs depuis la fin du XIXe siècle, est aujourd'hui d'actualité dans le champ même de la politique. Les autorités de normalisation et de réglementation tentent d'unir leurs différents corps de spécialistes et leurs appareils législatifs et réglementaires pour répondre à la nouvelle situation de secteurs économiques entiers qui fusionnent.

Une formidable unité s'installe donc sur l'ensemble de la planète, de ses systèmes d'information et de tout ce qu'ils contrôlent, c'est-à- dire peu à peu la totalité des dispositifs techniques de tous ordres. La convergence des machines vers "La Machine" par les systèmes d'information prend une signification encore bien plus universelle et plus profonde que la simple unification par la mécanique envisagée plus haut.

Une telle unification, outre sa puissance, comporte de multiples risques. Dangers de domination de certains acteurs, dangers de contamination par des bogues, des virus ou de simples manques de prévoyance comme les difficultés liées au passage de l'An 2000 et, bien sûr, les dangers d'un monde totalement monotone, si le sens digital ne nous en proposait pas, de lui-même, le remède.

Les limites de la cohérence, de la logique. Notre chance ?

Mais l'unification des données, des programmes et des systèmes d'information pourrait bien finir par buter sur des limites en quelques sortes intrinsèques. Dans toute théorie mathématique un peu complexe, il existe des propositions dont on ne peut prouver ni qu'elles sont vraies, ni qu'elles sont fausses, de même que les masses atomiques, moléculaires et biologiques ont leurs limites. Il se pourrait bien que les masses binaires finissent par atteindre des limites absolues.

Nous n'en sommes pas là, mais cela suffit à jeter le doute sur toute certitude trop conquérante... si nous considérons que nous sommes les opérateurs de la logique. Mais si son principal agent devient la machine elle-même, alors la machine va trouver ses limites, non pas celles que nous rêvons de lui imposer, non pas même celles qui dépendent des capacités matérielles de l'univers, mais des limites quantitatives inhérentes à la logique elle-même. Nous entrons dans une phase de ruptures profondes. Du point de vue de la technique informatique, entre la puissance de nos ordinateurs et les tâches que nous leur demandons s'ouvre déjà une brèche suffisante pour que des innovations radicales, donc imprévisibles, puissent s'y engouf-frer. Et la brèche promet de s'élargir encore dans les années qui viennent. Biologiquement, la poussée des recherches génétiques se laisse de moins en moins contenir par les garde-fous législatifs. Philosophiquement, les grands monothéismes occidentaux ne sont pas plus aptes à faire face aux problèmes de l'heure que les doctrines orientales.

Toutes les religions s'enferment dans la répétition de dogmes et de préceptes dont on voit de mieux en mieux qu'ils empêchent l'homme de s'épanouir, même quand les  églises peuvent revendiquer de l'avoir conduit à son stade actuel de développement. Le rationalisme lui-même se trouve à court de formules. Les "lumières" butent sur la vitesse même de la lumière. Hiroshima, Auschwitz, le Goulag et le sida  ont  fait  éclater la constellation de nos espérances rationnelles.

Mais pourquoi avoir peur ? L'existence même de la Terre, de la vie, de l'homme, est un défi aux probabilités. Si nous avons émergé du magma originel et des séismes de la géologie comme de l'histoire, pourquoi ne sortirions-nous pas vainqueurs des mutations qui s'annoncent ? Ah, bien sûr, nous voudrions des certitudes, des assu-rances. Il n'y en a pas. Au terme de la poussée digitale, comme à ses origines, il y a le chaos. Mais c'est  là que nous avons la chance de trouver notre place, notre rôle. Car, et nous l'avons prouvé au fil des millénaires, nous sommes capables de transcender, ou de contour-ner les limites de la logique, nous ou d'autres formes d'êtres qui auront hérité du meilleur de nous-mêmes.

Que faire ? Quelles conséquences tirer pour notre avenir, notre ingénierie, notre éthique, notre art ? Nous y viendrons dans la troi-sième partie de ce livre. Et ceux que les considérations formelles ou théoriques rebutent peuvent s'y rendre directement. Ceux qui souhaitent, au contraire, aller plus à fond dans les bases théoriques sont invités à nous accompagner dans les tentatives de modélisation et de formalisation que nous allons développer dans la seconde partie, à la fois pour confirmer les intuitions de notre visée historique et pour fonder plus solidement nos propositions d'action.


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