Manifeste de l'hypermonde (suite)

Jean-Marie Letourneux: Hypermonde: embarquement immédiat

Depuis peu, l'homme quitte la terre. La conquête spatiale n'y est pourtant pour rien. Les nouvelles frontières s'ouvrent sur un monde de synthèse, un monde où le temps et l'espace obéissent à des lois différentes.

"J'ai trente deux vies et le château de la princesse est en vue" disent les nouvelles Soeur Anne de six ans, plongées dans leurs jeux électroniques. L'architecte et l'élu se déplacent virtuellement dans les sept variantes du projet d'Hôtel de ville, appréciant selon l'heure du jour l'ombre des colonnes sur le carrelage du hall. Le navigateur solitaire lui-même passe plus de temps à simuler sur l'ordinateur de sa table à cartes ses options de course qu'à manoeuvrer réellement. Grâce à la rapidité de calcul dont il dispose, il vit vingt ou trente fois l'étape future avant de choisir sa route.

Multiplication des accès à l'hypermonde.

Les portes d'embarquement pour ces hypermondes se multiplient, la durée des voyages augmente. Combien de temps passeront nos enfants dans les mondes virtuels? Pourront-ils y bâtir autant que nous l'aurions fait en mille vies? Quel héritage laisseront-ils? Des cités virtuelles, des symphonies de synthèse, des entreprises immatérielles?

Non polluantes, les technologies de l'information et des télécommunications proposent à l'activité humaine des espaces immenses pour s'exprimer. Leur influence sur nos modes de pensée est considérable.

Construire et entretenir des châteaux d'idées

Le philosophe Jacques Schlanger affirmait récemment dans Le Monde: "Sans être entourés par des châteaux d'idées qui constituent entre monde et notre rapport à la réalité, nous ne serions pas en mesure d'exister humainement".

Les technologies de réalité virtuelle nous offrent des capacités inimaginables de concrétiser ces châteaux et de reconsidérer notre vision de l'univers.

Deux nouveaux infinis

La miniaturisation des composants électroniques nous conduit aux limites de l'infiniment petit: on annonce des "écluses" à électrons (un seul électron y est prisonnier) après avoir atteint la gravure "atomique" des supports physiques. Ce sont ces mêmes composants qui nous permettent, à l'opposé, de construire des espaces virtuels aux limites de l'infiniment grand.

Si Pascal "bornait" (oui, cela correspond peu) les deux infinis au ciron et à l'espace, que dire de l'électron et de la réalité virtuelle. L'homme y trouvera-t-il un meilleur équilibre, ainsi pourvu d'un balancier plus grand?

Mais qui embarque?

Qui forme aujourd'hui les contingents de l'hypermonde? Seuls les nantis y accéderont-ils? Quelle forme d'aventure humaine se prépare, quelle humanité recèlera-t-elle?

Aventuriers hors des schémas traditionnels, être préparés à une décorporation complète, artistes repoussant les limites de leurs espaces de création ou entrepreneurs pionniers, les premiers colons sont de provenance bien variée.

Les nantis seront-ils seuls titulaires d'une clé? On peut se le demander si la démocratisation des accès se poursuit. La vraie question consiste à savoir si les cloisonnements que nous connaissons se reproduiront sous des formes nouvelles. Y aura-t-il un TF2 et une Arté dans l'hypermonde? Y trouverons nous Sarcelles et Neuilly ?

La quête des colons de l'hypermonde: argent, émotions, pouvoir, prend une forme nouvelle où corps et esprit peuvent fusionner étrangement.

Baroud d'honneur du corps ?

A bien observer les premières applications de l'hypermonde (jeux vidéo, pornographie, simulateurs), on pourrait penser que le corps reprend un certain nombre de ses droits, face à la froideur de la technologie. Mais n'est-ce pas là l'expression des derniers feux de la lourdeur de nos enveloppes charnelles?

Construire des châteaux d'idées, les entretenir et y vivre éternellement ne pourrait bien ne plus dépendre que de l'esprit.

Des vies par procuration ?

Vivre dans l'hypermonde, certains d'entre nous le pratiquent déjà par intermittence. Nous travaillons sur les espaces virtuels de nos Macintosh, rencontrons nos collègues par visioconférences, passons une après-midi avec nos enfants à rechercher une princesse dans des labyrinthes gothiques et avons par ce biais pris beaucoup plus de distance avec notre vieille terre que les astronautes des missions lunaires.

Que dire, alors, si la multiplication de nos vies parallèles possibles, la capacité de poursuivre un bout de chemin virtuel après notre mort nous est offerte (certains virus informatiques frappent bien aujourd'hui après la disparition de leur créateur).

Une nouvelle responsabilité s'impose à chacun dans ces nouvelles existences par procuration où nos actes simultanés ou post-mortem peuvent avoir des implications considérables.

Entreprendre dans l'hypermonde

Modéliser, simuler, bâtir dans l'hypermonde prend progressivement une importance capitale pour les entreprises. Les stations de travail graphiques, réservées il y a peu encore aux applications de CAO, sont aujourd'hui sur les bureaux des financiers, des stratèges d'entreprises. Les ressources informatiques les plus puissantes sont utilisées, ici pour simuler un marché nouveau de pâtes alimentaires, là pour optimiser la distribution du courrier. Et les documents électroniques cadenceront bientôt la vie des affaires.

Les architectes et les maçons

Le rôle de l'informaticien se dessine peu à peu. Pour permettre la construction de ces mondes virtuels, il fournit des matériaux logiciels qui devront s'adapter le mieux possible à l'évolution des technologies qui les sous-tendent (la conception par objet fournit une première approche dans ce sens). Il organise leur usage raisonné. Il en facilite l'accès par des intrafaces familières. Enfin, il construit et entretient les passerelles (ou les ponts-levis, sécurité oblige) entre ces univers.

Une tâche ambitieuse dans un environnement dont la complexité interne ne cesse de croître. Mais une tâche rendue intrinsèquement possible: de combien de milliers de vies disposeront-ils chacun bientôt pour modéliser, simuler, construire ces nouveaux matériaux?

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