Index Berger's Works| HOME DICCAN

L'Argus des Assurances, 26/12/1965

L’électronique, un bon serviteur qui doit trouver son maître

L'automation entre dans le vif de notre existence. La porte du café s'ouvre seule à notre arrivée, et notre express quotidiennous est préparé par un percolateur aussi éloigné de la cafetière de grand-maman que l'automobile du cheval. Pendant ce temps, un juke-box, pour quatre sous, entame la rengaine A9 ou C4.

Ces gadgets perfectionnés ne sont que les points d'émergence d'un vaste plissement qui soulève toute la structure économique dont nous vivons, et par conséquent notre vie sociale et notre vie tout court. Nous avons conscience de ne pouvoir y échapper: le manque de personnel qualifié, les exigences de productivité, de rapidité, de fiabilité nous y contraignent. Plus généralement, la poursuite de l'expansion dans les pays industrialisés et sa mise en route dans les régions sous-développées, enfin et peut-être surtout l'explosion de l'information, c'est-à-dire le fait que tout se complique, nous interdisent un retour en arrière. On n'arrête pas le progrès, on n'arrêtera pas l'automation.

Mis il ne manque pas de voix pour rappeler que tout n'ira pas tout seul.L'électronique est un outil puissant, mais qui pourait bien être trop lourd pour nos mains, et surtout pour nos cerveaux.

Le premier danger qui vient à l'esprit, c'est évidemment le chômage. Sans doute, jusqu'à présent, le progrès technique a toujours, dans l'ensemble, offert plus d'emplois qu'il n'en avait supprimé. Mais, à la différence des autres innovations, qui n'investissaietn que des domaines partiels, l'automation prend toute la place. Avec elle, l'outil devient complet, réellement autonome. Il n'a plus besoin de l'homme, et surtout pas de l'homme presse-bouton, puisqu'il saura bientôt comprndre la voix humaine aussi bien qu'appuyer lui-même sur le bouton approprié.

Il va donc se poser des problèmes d'emploi de grande envergure. Si la reconversion est possible, en tout état de cause, elle prendra des proportions sans précédent, en qualité (différence entre l'emploi nouveau et l'emploi ancien), et en quantité.

Et nous ne nous sentons pas tellement tranquilles. " Notre époque régit comme si l'êre des loisirs la regardait dans le blanc des yeux, et comme si elle ne s'en trouvait pas très à l'aise " (1). Mais, si nous avions peur de ne pas savoir quoi faire de notre liberté, nous risquons aussi de la perdre.

Depuis Huxley (*), depuis Orwell (*), la grande menace était un asservissement de l'homme au profit d'une structure économique centrée sur l'efficacité, la productivité. Il falati des epsilonns pour ouvrir la porte des ascenseurs, des ouvriers à tous les échelons, à tous les niveaux de la machinerie industrielle et administrative. Bref, il fallait mécaniser l'homme pour que la mécanique porte ses fruits. Faudra-t-il que nous devenions des automates pour bien utiliser les robots ? C'est une craine assez répandue, et que les exigences pratiques des réalisations présentes peuvent laisser penser. On songe aux ateliers de peforation de cartes ou aux fastidieux travaux de surveillance de machines qui marchent toutes seules sauf quand " quelque chose ne va pas ". Ce phénomène devrait rester transitoire. Ce qui donne vraiment à penser, c'est sa puissance même.

Et il ne s'agit pas d'une puissance brutale, du nombre de chevaux-vapeur, mais d'une puissance " intelligente " : bien que d'une manière rudimentiare, embryonnaire, la machine a dès maintenant un oeil, une main, un cerveau.

Un oeil c'est à dire des sens. Elle voit, entend, goûte, apprécie des forces, des températures, des vitesses. Ses organes sensoriels, souvnet plus précis que les nôtres, restent handicapés par leur encombrement, qui interdit la réunion de nombreuses extrémités sensitives sous un petit volume, et par la complexité du travail indispensable à transformer une multitude de stimuli élémentaires en une sention, une information réelle.

Nous ne savons pas encore réaliser une rétine, ni les centres nerveux qui traitent les impressions qu'elle reçoit. Mais nous ne cessons de nous en rapprocher. La miniaturisation, d'une part, les recherches sur la reconnaissance des formes, de l'autre, sont activement poussées. La compréhension du langage ordinaire, écrit ou parlé, est déjà acquise en principe. Bref, la mécanique apprend tous les jours à mieux voir et à mieux entendre.

Il lui faut aussi une main, c'est à dire un moyen d'action, au appareil moteur. Elle sait déjà utiliser utiliser nos machines-outils. Il n'y a donc pas de limites à sa force et à sa précision, sinon celles meêms de notre technologie. Mais elle st en retard poru la finesse, la souplesse, pour tous ces petits travaux qui doivent se faire " à la main ". Enfoncer un clou avec un marteau exige des calculs savans que nous faisons et que nous apliquons sans y penser (mais dont l'apprentissage nous a coûté quelques " aïe " sonores). La machine ne sait pas encore les exécuter. Elle le saura demain ne serait-ce que poursatisfaire les exigences de l'énergie atomique, avec ses zones irradiées interdites à notre organisme. Demain, elle aura des mains comme les nôtres, mêe si elles diffèrent d'apparence.

Au centre, il y a évidemment ce cerveau électronique, quenous répugnons à appeler par son nom. Qu'est-il, au fond, ce centre nerveux ? Simplement un appareil à exécuter certaines instructions dans un certain ordre et dans certaines conditions. Son travail est défini par sa structure ou son programme, vaste jeu de construction dont les pièces sont les fonctions de base, arithmétiques ou booléennes. Malgré la simplicité de ces éléments, la complexité des programmes peut être étendue autant qu'on el désire, dans la limite du temps et des mémoires disponibles. On sait par exemple faire jouer un ordinateur aux échecs(peut-être pas encore très bien,mais le principe est posé), calculer des intégrales, démontrer des théorèmes de logique formelle ou de géométrie classique. On sait construire des programmes qui s'améliorent d'eux-mêmes,à l'usage, en appréciant le résultat de leurs décisions.

Où est la limite ? Personne ne peutrépondre à cette question aujourd'hui... les programmes que nous avons réussi à élaborer jusqu'à présentne sont que des balbutiements, mais, ce qui compte, c'est quenous ne cessons de courrir vers cette borne que représente l'intelligence humaine. Rien ne permet de penser qu'elle soit inaccessible. Onn'a pas encore avancé le moindre bout de preuve un peu solide pour démontrer l'existence d'un seuil insurmontable (2).

La limite n'a pas tellement d'importance dans l'immédiat, sinon de nous interdire des solutions de facilité sous prétexte qu'il ne sort de la machine que ce que l'on y met. En toute hypothèse, nous avons affaire à un partenaire puissant, doué d'une mémoire énorme et sans faille (ou presque), d'une rapidité de raisonnement affolante (3). En bref, l'électronique nous bat de plusieurs longueurs sur un plan qui, sans être encore celui de l'intelligence à proprement parler, est déjàbien au-dessus de la force brute. Partenaire de bonne volonté, d'ailleurs, elle ne demanderait qu'à être une auxiliaire sûre,n'était notre propre faiblesse.

Car, malheureusement, - mais faut-il s'en étonner ? - l'électronique constitue un moyen de domination très efficace. Elle aide à venir au pouvoir, grâce aux sondages d'opinion par exemple (4). Elle permet ensuite d'y rester.De même qu'elle seule a permis l'utilisation courante de la recherche opérationnelle, pourtant découverte en principe il y a bien lontemps, de même, elle permet l'utilisationde la psychologie des groupes, si importants et complexes soient-ils. Même au sein de sociétés considérables, elle permet de surveiller chaque échelon intermédiaire et jusqu'à l'individu, grâce à la constitution et à la mise à jour de fichiers complets et détailéls. On songe évidemment à Big Brother, ce dictateur imaginé par Orwell, qui avait placer des caméras de télévisio partout, y compris dans les appartements privés. Nous savons être plus discrets,mais les résultats pourraient bien être les mêmes. Cette possibilité de contrôle renforce la tendance présente à la centralisation, à la concentration, et à la limite, qui n'est peut-être pas loin, remet le sort de la planète et de chacun entre les mains d'un très petit nombre de responsables.

Les leaders eux-mêmes sont sous la coupe de la machine. L'impression est particulièrement nette dans l'ouvrage américain Fail Safe. Les gouvernants, d'ailleurs, dépendent toujours de ceux qui les ont mis en place, s'ils ne peuvent les liquider à temps, et ce qui n'est pas le cas ici. Face à la complexité des mondes qu'ils gouvernent, ils ne peuvent se passer de l'ordinateur. Dans une certaine mesure, c'est donc ce dernier qui prend les décisions. On a beau se dire qu'il a été programmé dans un sens défini et supposé conforme à la volonté de ses utilisateurs, cela ne rassure qu'à moitié.

Nous vivons donc déjà dans ce cadre favori de la science-fiction: un monde commandé par des robots (5). Point n'est besoin pour cela d'un anthropoïde métallique à l'oeil phosporescent, donnant ses ordres d'une voix sans timbre aux pauvres humains à genous. L'ordinateur est déjà au pouvoir, parce qu'il est puissant et indispensable.

Nos n'avons pas le droit de nous y résigner, de démissionner en faveur du transistor et de la ferrite. Déjà d'ailleurs, des réactions importantes se font jour. Les syndicats en particulier, sentent la menace le plus directemnet. Les Etats-Unis ont déjà connu au moins deux grèves directement engendrées par ce problème: les chemins de fer et la presse new-yorkaise. S'ils ont obtenu des stisfactions tangibles, les solutions réellement positives restnet à trouver. Dans le cas de la presse, le paradoxe est particulièrement sensible:

" On voit des linotypistes rester sept heures de rang à lire des comics le dos tourné à la machine entièrement automatique, et lorsque le flan d'une page arrive tout prêt de l'extérieur,on comence par le détruire pour le recomencer à partir d'unc copie " (6). Nous n'avons pas le droit d'accepter de telles situations, qui ne feront que se multiplier, ni un aservissement qui est la négation de nous-mêmes.

Nous ne pouvons pas non plus revenir en arrière. Tous les efforts faits pour arrêter le " progrès " ont échoué. Et nous n'allons tout de même pas regretter d'avoir résolu le dilemme qui lie l'humanité depuis des siècles: obtenir des serviteurs découés et efficaces sans pour cela réduire d'autres hommes en esclavage. Nous avons gagné, enfin, un moyen de dominer puissamment la matière tout ennous dégageant d'ele. C'est merveilleux,et refuser une telle acquisition tiendrait du suicide, et nous y conduirait sans doute.

Nous voilà donc embarqués dans un vaste mouvement om sel le fantastique a des chances de devenir réel (comme l'exprime si fortement un périodique comme Planète). Nous deovns y entendre un appel, et y répondre par l'action pams peut-être surtout par une prise de conscience réaliste et positive, qui nous fera rester maîtres de nous-mêmes. La pression des tâches quotidiennes, de la routine indispensable, nous pousse à " voir venir ", à démissionner. Mais où irons-nous échouer si, équipage d'un navire en haute mer,nous choisissons la politique de l'autruche.

Pierre BERGER

Chef-adjoint Service " Réassurance " à la Foncière-Transports

(1) Dennis Gabor: Inventing the future.
(2) Feigenbaum et Feldman: Computers and Thought
(3) Au cours d'une exposition, les visiteurs se plaignirent de la rapidite d'une machine jouant au Nim, et l'exposant dut incorporer des cirtuits de retard pour la rendre moins désagréablement impressionnante (Rudolf Flesch:L'art de penser clairement).
(4) Burdidk: The 480.
(5) Voir en particulier Moi Robot, d'Isaac Asimov
(6) Serge Bromberger, Le Figaro, 10/9/64

(*) Note, en 1997. Il s'agit du Meilleur des Mondes de Huxley et de 1984 d'Orwell. Il faut croire qu'en 1965 ces auteurs étaient fort connus puisque l'on n'éprouvait pas le besoin de préciser la référence.